Des jours s'étaient écoulés depuis la mise en quarantaine. Des années, ils avaient l'impression. Et pourtant ils étaient restés prêts à suivre les ordres vociférés par les quartiers maîtres des couloirs de navigation. Parfois, un citoyen s'indignait et entrait dans une rixe avec un officier. Aussitôt, tout le monde accourait pour lyncher l'un ou l'autre des adversaires, selon que l'on était civil ou militaire.
Et un beau jour, c'eut put être un bon matin sur Armars, les digues se levèrent. On laissa passer les civils dans les hangars, on les laissa accéder à leurs vaisseaux, et tout était terminé. La zone de quarantaine avait été levée aussi brusquement qu'elle avait été instaurée. Les vaisseaux quittèrent peu à peu le Curuzader, qui finit par n'être qu'un misérable glaive dans l'immensité spatiale.
A la surface de Jivihia, les traces du bombardement avaient disparues depuis longtemps. Comment rien ne s'était jamais passé ces derniers mois. Les travailleurs retournèrent à leurs occupations, les dignitaires s'affairèrent, les touristes se reposèrent.
Tout reprit son cours habituel.
Tout, sauf nos aventuriers, qui, pour d'étranges raisons, se retrouvèrent à nouveau embarqué dans une histoire sans queue ni tête. On les avait repéré depuis les quais, et l'on avait remarqué leur façon de s'afficher face aux autres. Il y avait parmi eux un Sapiens, que l'on disait Confrère, du nom d'Esnesuyo. Un robot, que l'on savait savant, du nom de Victor. Un étranger, que l'on devinait être impérial, au nom d'Isaac Johnson. Et enfin une charmante femme, dont l'identité restait encore inconnue.
On les avait convié, tous les quatre, autour d'une table d'honneur. Repas divin. Boissons à volonté. Tout ce qui aurait put plaire à n'importe qui. Ils n'attendaient plus que leur hôte, qui ne tarda pas à se montrer.
- Veuillez m'excusez pour le retard !Une femme.
Sa voix timide et cristalline jura avec la sobriété du décor. Dans une pièce aux dimensions aussi grandes qu'absurdes, à l'atmosphère sombre et peu rassurante, elle apparaissait telle une ancienne prophétesse, aux doux traits raffinés dont ni l'âme ni la beauté n'en disparurent. Un joyaux de lumière à la fragilité si perceptible qu'un simple souffle en briserait sa posture. Elle vint s'installer à une dizaine de mètre de la petite assemblée, et se pencha légèrement en avant, en signe de salut.
Lorsqu'elle releva la tête, une expression mélancolique vint effleurer les perles bleutés qui lui servaient d'yeux. Son regard se posa dans celui d'Isaac Johnson. Peut-être y voyait-elle un amant perdu. Peut-être y voyait-elle la mort. Sa tristesse aurait pu y voir les deux.
- J'espère que l'on ne vous a pas effrayé sur le chemin. J'ai dit à Rascor de ne pas vous brutaliser, il a l'habitude de faire peur aux gens. Oh ! Ce n'est pas un bougre, c'est un gentil prima. Il est juste... un tantinet grincheux.Rascor, le gorillien qui avait attrapé les convives par deux mouvements de poigne, chacune des deux mains portant un invité différent. Il ne leur avait pas vraiment laissé le choix, les pauvres... Maintenant qu'ils étaient face à un si bon repas, et une si charmante personne, ils ne pouvaient pas fuir. Pas après ce que l'inconnue leur dirait. Pour cela, il leur fallait d'abord écouter :
- On m'appelle Jivena Dejivelune. Ma famille a longtemps fait partie des pionniers de cette orbitale, avant la guerre. Depuis, j'ai espoir de voir briller le nom des miens sous les portiques magistraux des palais d'Octonia. Mais... Je ne me donne pas de faux espoirs. Mon grand-père m'a toujours dit qu'il ne fallait jamais en avoir.
Si je vous ai fais venir ici - et encore, pardonnez la rudesse de Rascor je vous en conjure - c'est que j'ai appris ce qu'il s'était déroulé sur le Curuzader. Et puis...Son regard se figea sur le visage d'Esnesuyo, non sans cacher une pointe de joie, d'émerveillement, une excitation à peine palpable, eu égard des balbutiements de soubresauts que sa poitrine effectuait, au rythme d'une respiration accélérée par un rythme cardiaque ravivé. Et tout cela en un regard, quel exploit. Quel désir freudien se cachait sous cette innocence pure. Une évolienne, à n'en pas douter. Ou du moins, elle s'en rapprochait beaucoup trop pour n'en pas être une. Et cetet attirance pour un sapiens ? Les évolués n'étaient peut-être pas tous antisapiénites...
- J'ai entendu sur les ondes votre voix, sapiens. Vous avez tenu tête à l'Imperator. Je n'avais jamais vu cela de toute ma vie, et ne croyais pas que cela me serait donné un jour. Un sapiens se révolter contre un évolien. Un confrère contre un impérial, qui plus est le plus petit des uns face au plus éminent des autres.
Quel courage me cachez-vous là ?!L'avait-elle crié ? Elle l'avait crié. Drôle de façon de s'exprimer, comme si le voile de sa pureté l'empêchait d'exprimer sa pensée profonde, et que la jouissance de l'évoquer lui suffisait à se mouiller d'honnêteté. Ou peut-être trouvait-elle cela amusant, et s'en riait de bon cœur. A vrai dire, personne ne pouvait le dire, car personne ne savait ni qui elle était, ni ce qu'elle voulait, ni même où, diablerie de bon dieu, ils se trouvaient. Ils étaient donc là, forcés d'écouter les fantasmes inavoués d'une adolescente de plusieurs dizaines d'années.
- Je vous admire, tous les quatre. Et plus encore, je vous...- C'est maintenant, madame ? Beuglait poliement Rascor, derrière elle.
- Non, mon brave. Encore un peu... dit-elle, la tête penchée vers le bas, sur le côté, un œil sur son domestique, un autre sur les invités. Puis, revenant à la cérémonie, elle poursuivit :
Je dois cesser de m'étaler. C'est ce qu'essais de me faire comprendre ce Rascor. Car, vous voyez, Rascor est bon. Rascor est intelligent. Et Rascor sait quand cela doit prendre fin.
Pour aujourd'hui, ma fin est venue. Je m'en vais rejoindre... Vous savez qui.Cette fois ci, ses yeux se postèrent sur Esoan. Femme contre femme. Pureté face à la pureté. L'ignorance devant l'innocence. La beauté offerte à ceux qui se jugeraient assez savant pour discuter des notions abstraites des goûts humains, et à ceux qui trouveront la peine de trouver le temps d'en parler. Mais la tonalité avait changée. Cette fois-ci, c'en devenait un peu étrange. Malsain. Presque effrayant. Cette jeunette, elle avait quelque chose d'étrange.
- Et vous allez m'y aider. Vous allez m'aider à rejoindre... Oh non, cela me reprend. Rascor, c'est maintenant ! Je...- Oui, madame ! Je suis là, madame !Elle s'effondra. Mais avant même qu'elle put toucher le sol et se briser en milles morceaux sur le quartz sombre des dalles, Rascor, le prima dont la taille dépassait avec aisance les 2 mètres de hauteur, vint la retenir délicatement, l'allongea dans une souplesse incroyable - lui qui avait malmené quatre individus il y a quelques minutes de cela pour les forcer à entrer dans cet hôtel d'Hay Bay aussi luxueux qu'insolite. Il commanda à un domestibot de l'emmener dans sa chambre, ce qu'il fit en déployant sous elle un brancard de synthèse flottant.
Puis, après avoir vérifié que le corps endormi de la jeune femme ait bien traversé la pièce sans encombre, jusqu'à la dernière seconde où il pouvait l'observer, il se tourna vers les invités, qui devaient certainement penser vivre une scène de théâtre tant l'absurdité de toute cette mise en scène était flagrante d'improbabilité. Ce n'est qu'en entendant la voix rocailleuse du prima qu'ils se rendirent compte de la véracité de la situation.
- Vous allez aider madame ? Vous allez l'aider à rejoindre son Père ?